Chiharu Shiota, le volume de la mémoire.

Texte publié dans le numéro 13 du Le Regardeur, revue éditée par l’Association des Amis du Musée d’Art contemporain et du Musée des Beaux-Arts de Nîmes.

      Particulièrement remarquée en 2015 à la 56ème Biennale de Venise, grâce à l’installation intitulée The Key in the hand, l’artiste japonaise Chiharu Shiota s’est désormais imposée sur la scène artistique internationale avec des œuvres à la fois d’une simplicité déconcertante, par le caractère minimaliste des matériaux utilisés, mais également spectaculaires, de par leur étroite imbrication avec le lieu où elles se déploient, offrant ainsi une expérience esthétique et émotionnelle marquant durablement le spectateur qui a eu la chance de les voir.

      Chez Chiharu Shiota, l’installation se love au cœur du lieu d’exposition qui se tresse d’un réseau de fils de laine d’une couleur unique. D’un ou de plusieurs points de l’espace, le réseau se propage et les fils s’enchevêtrent, se croisent, se tendent, se nouent, se pendent en se laissant tomber au sol sous l’effet de la pesanteur. Multipliant lignes et angles inédits, une structure légère et dense définit alors de nouveaux volumes dans l’aire consacrée de l’exposition. Toutefois, les entrelacs des fils ne font pas que se déployer dans l’espace puisqu’ils accueillent fréquemment des objets en leur sein, qu’ils lient et attachent au lieu dans lequel l’installation se fixe. Objets du quotidien, le plus souvent d’une banalité sans fard, ils se donnent à notre regard dans l’éloignement que tisse la trame filaire dans la profondeur de l’espace : parapluies, chaussures, valises, chaises, livres, bateaux, lits, clés, etc. Tous convoqués dans l’immobilité de leur insignifiance afin que de ce rien jaillisse une nouvelle existence porteuse de sens.

      L’usage d’une seule couleur de fil pour chaque installation procure à l’œuvre une forte unité tout en soulignant physiquement le volume de l’œuvre. Blancs, noirs ou rouges, les entrelacs des fils densifient ou aèrent le milieu qu’ils occupent selon la texture de la trame voulue par l’artiste. Par son caractère monochrome, l’œuvre impose aussi au spectateur une atmosphère particulière qu’il vient interpréter au regard de sa sensibilité. Pour l’artiste, la couleur choisie a une signification précise mais ne restreint pas l’œuvre à une étroite symbolique. Ainsi Le blanc évoque la nature, la pureté, le renouveau ; le noir renvoie au ciel nocturne, à l’immensité de l’univers ; le rouge représente le flux sanguin, l’intérieur de soi, la mémoire.

 

Chiharu Shiota, Destination, installation, Galerie Templon, 2017.
Photo : Christophe Longbois-Canil

      En raison de l’aspect que prend le plus souvent cet enchevêtrement de fils, nombreux sont les critiques et les journalistes à y associer l’image d’une toile d’araignée. Ce réseau arachnéen de fils tendus se charge alors d’une symbolique cristallisant la duplicité que le spectateur entretient dès lors avec l’œuvre. Entre une sourde menace et une intrigante sensualité, entre rêve et cauchemar, entre peurs et désirs, les objets deviennent alors les prisonniers, les captifs d’une toile ou se trouvent emmaillotés dans un cocon protecteur. Désormais, ils sont perçus comme inaccessibles, puisque la nasse dans laquelle ils sont pris, englués, s’interpose entre eux et le spectateur. L’œuvre est alors associée à une vague angoisse, à une inquiétude latente, à une étrange mélancolie ou à une singulière rêverie à laquelle s’abandonne le visiteur de l’exposition.

      Loin de rejeter cette approche de l’œuvre — le ressenti est une affaire de sensibilité, donc d’une approche subjective et personnelle —, Chiharu Shiota la nuance en lui donnant un sens qui lui procure une portée plus universelle : « Pour moi, la toile tissée est comme un réseau qui met les gens en relation. La multiplicité des interactions que nous vivons chaque jour m’interpelle, ainsi que leurs connexions avec le passé et le futur. La création de ce maillage indéchiffrable, sa plasticité sont un mystère, comme le sont encore notre cerveau, l’univers[1]. » Ainsi le motif de la toile devient la matérialisation des liens qui unie l’existence humaine avec le mondain dans et par lequel elle existe et se développe. De fait, l’espace et le temps sont considérés comme les formes privilégiées de l’expression artistique de Chiharu Shiota.

      Cette vision de l’œuvre de l’artiste japonaise est particulièrement sensible dans l’installation intitulée Trace of Memory, créée pour le Mattress Factory Museum de Pittsburgh en 2016 et réalisée dans une ancienne maison de style victorien au 516 Sampsonia Way. Dans cette vieille bâtisse marquée par le temps, mais sans pour autant être vétuste, le maillage de l’artiste japonaise court sur les murs, densifie certaine partie des pièces tandis qu’il crée également des connections entre celles-ci. Le passage d’une pièce à une autre se module selon la densité du tissage mais influe également sur la perception du volume de l’espace. Le vide de la pièce perçu auparavant comme banal se remplit d’une multitude de lignes qui le révèle et l’obstrue à la fois. Dans le même temps, la couleur noire du fil se découpe avec netteté sur la couleur claire des murs et donne à l’ensemble un caractère mélancolique indéniable. Les objets disséminés ici et là apparaissent alors comme les vestiges d’une intimité passée, la trace d’une présence humaine désormais absente. Les objets et le lieu sont porteurs d’une mémoire que le travail de Chiharu Shiota tente de réactiver et, comme l’artiste le souligne elle-même, sa plasticité matérialise un réseau de connexions qui s’apparente à celui de notre cerveau, avec son architecture complexe de neurones et de synapses. Les objets ne sont plus englués dans une toile mais le résultat de l’activation du maillage synaptique, la réminiscence d’une information ou d’un souvenir enfoui en nous et dans l’un des plis du monde.

 

Chiharu Shiota, Sans titre, installation, Galerie Templon, 2017.
Photo : Christophe Longbois-Canil.

      Vivant depuis de nombreuses années en Europe, Chiharu Shiota se considère avant tout comme une artiste occidentale mais sa culture japonaise irrigue indubitablement son travail. Pour exemple, la conception shintoïste du monde instaure l’idée que l’homme, la nature et les esprits forment un tout et sont unis par des liens certes invisibles mais néanmoins présents. Dans cette logique, l’immatériel n’est pas séparé du matériel. De même, au Japon, le jardin est le résultat et le lieu d’un travail poétique. Il permet le passage d’un territoire à un autre, du monde matériel à un ailleurs étroitement lié à l’imaginaire. Appelé au Japon mitate, littéralement « instituer par le regard », cette transposition peut s’appliquer autant à l’art paysager qu’au langage et à l’art pictural. Dans le jardin, l’espace clos ne se réduit plus à son étendue matérielle, il se déploie dans la symbolique qu’il révèle, qu’il donne à voir à celui qui sait regarder ou sentir. Dans le processus même de la création du jardin, la forme matérielle du site est tout à la fois respectée que façonnée par celui qui la conçoit. Elle devient le lieu d’un passage vers une autre chose tout en restant ce qu’elle est, l’espace clos d’un jardin. Cette autre chose est la dimension poétique que le jardin recèle et le lien qu’il permet d’effectuer avec la culture lettrée, c’est-à-dire l’évocation d’un lieu traditionnel ou mythique, instituant le jardin à la fois comme un lieu de mémoire et de méditation.

      Dans ses installations, Chiharu Shiota participe à l’idée du mitate. L’espace consacré et clos de l’exposition est façonné in situ par l’artiste qui, loin de réduire la signification de son œuvre à ce qui se présente concrètement devant le spectateur, tisse des prises entre le matériel et l’immatériel. L’œuvre créée permet une translation entre la présentation et l’évocation, démultipliant sa réception par une symbolique à première vue élémentaire mais qui permet une ouverture interprétative, entre angoisse existentielle et portée universelle, des plus généreuses. En fait, notre monde est tressé de liens et, hors de notre présence, ces liens perdurent, laissent une trace. L’intérieur d’une habitation et les objets qu’elle contient gardent l’empreinte de ses propriétaires, nous parlent d’eux, en conservent la mémoire, si tenue soit-elle. Chiharu Shiota donne à voir cette trace, tout comme elle nous révèle l’espace dans lequel l’œuvre se déploie. D’un endroit vide, perçu en fonction de son aspect utilitaire — c’est-à-dire celui d’un lieu d’exposition, lieu que nous ne voyons plus tant notre regard s’attache seulement aux œuvres qu’il renferme —, il apparaît avec une nouvelle densité, le vide se dévoile comme volume et manifeste la présence de l’œuvre dans un jeu subtil de vides et de pleins, que les multiples variations de la lumière et des ombres dans la profondeur de sa texture viennent accentuer. Courant sur les parois, ménageant des passages ou façonnant des obstacles, le dense réseau de fils des installations de l’artiste japonaise redessine le site de l’exposition et lui impose un volume des plus insolites. Sans être ni diaphane ni transparente, la tissure lâche mais néanmoins impénétrable de ses œuvres ne cache rien des lieux qu’elle vient parer. La masse se dématérialise au profit d’un jeu de lignes de force, d’un réseau de fils qui scandent librement l’espace.

 

Chiharu Shiota, Destination, détail de l’installation.
Photo : Christophe Longbois-Canil.

      Le matériel est réinvestit par l’immatériel. La signification de l’œuvre déborde de son étendue et son espace gonfle de volume car ce nouveau territoire offert au regard du spectateur est porteur de sens, d’humanité, de souvenirs, d’une mémoire, celle de l’existence humaine. Ainsi il n’est pas uniquement question ici d’un lieu physique, topos, mais d’un lieu habité, chôra, un lieu imprégné de la présence humaine, un espace ontologique dont la structure ne conçoit pas le subjectif et l’objectif, le dedans et le dehors, comme distincts. De fait, le concept d’écoumène développé par Augustin Berque[2] permet une nouvelle approche de l’œuvre de Chiharu Shiota. Dans le déploiement écouménal, le regardeur sent l’interaction incessante qui le lie au monde et dont il est une partie intégrante. La signification surgit ou affleure alors à la conscience car l’être s’investit dans l’espace autant physique qu’existentiel qu’il occupe par la sensation et le sentiment que le lieu provoque. Le regardeur assimile l’œuvre et en devient un élément à part entière, il goûte alors le plaisir de cette translation incessante entre l’œuvre et la signification qu’elle éveille en lui. L’expérience est à la fois de l’ordre de l’émotion esthétique et d’une forte implication individuelle de par cette traversée autant physique que mentale d’un territoire inédit. Dans cette appropriation situationnelle de l’espace, ce dernier déborde de son cadre physique et devient le point d’intersection de multiples convergents, toujours potentiels et virtuels selon la conscience et les connaissances du sujet de cette expérience. Dans celle-ci, l’intérieur est tissé d’extérieur et vice-versa. Le matériel et l’immatériel ne sont plus séparés.

      Lorsque l’espace et le temps sont considérés comme les formes privilégiées d’une expression artistique, il n’est plus possible d’appréhender un volume ou un espace comme de simples données physiques. Ainsi, dans l’œuvre de Chiharu Shiota, le lieu de l’exposition ne se circonscrit plus seulement à son étendue physique puisqu’il faut lui ajouter une dimension ontologique pour laquelle le volume d’une mémoire est primordial. Et, en réalité, c’est en cette translation que réside la beauté de l’œuvre de l’artiste japonaise.

 

                                                                                                                        CHRISTOPHE LONGBOIS-CANIL

[1] Where are we going ? Chiharu Shiota, Le Bon Marché Rive Gauche, Paris : Le cherche midi, 2017, p. 43.

[2] BERQUE, Augustin, Écoumène – Introduction à l’étude des milieux humains, Paris : Belin, 2009.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *