Texte publié dans le numéro 12 du Le Regardeur, revue éditée par l’Association des Amis du Musée d’Art contemporain et du Musée des Beaux-Arts de Nîmes.
Douze, nombre ô combien incontournable, si ce n’est universel – au même titre que d’autres nombres appartenant à une longue liste dont la valeur ne se limite plus uniquement à leur simple numérique. Le douze semble cadencer nos existences de toute éternité : les douze heures du jour et de la nuit, les douze signes du zodiaque, les douze mois de l’année, les douze apôtres, … Dans un monde où le système décimal est plus que privilégié, le douze garde une certaine aura symbolique et montre combien une tradition venue du fin fond de l’antiquité laisse encore son empreinte sur nos vies quotidiennes. Il n’est pas ici le lieu de donner la généalogie des différentes incarnations de ce nombre mais de préciser, à titre d’exemple, que le découpage de nos journées en vingt-quatre heures fut le fruit de l’observation du ciel nocturne par les anciens Égyptiens et de leur prise en compte du lever héliaque de quelques étoiles appelées décans. Découverte astronomique – il serait plus juste de dire astrologique – à l’origine profondément religieuse, la division de la journée en un système duodécimal appartenait à une vaste cosmogonie dont la tradition qui le perpétua n’en retiendra que la structure externe, c’est-à-dire divisionniste, en abandonnant aux sables de l’oubli les richesses transcendantes d’une création sans cesse renouvelée. Aujourd’hui, la tradition n’est plus qu’une convention, un de ces éléments d’une réalité vue comme immuable et allant de soi. Le mystère est passé.
Cependant, ce ne fut pas toujours le cas et, parfois, encore, un nombre éveille en nous un trouble ou un appétit, comme si le reste d’une mémoire depuis longtemps tue retrouvait le chemin de la parole et nous chuchotait ce lien qui nous rattache à une humanité rêvée depuis ses origines. Il faut bien se bercer de mythes… et d’autant plus que nombre d’entre eux continuent à tresser la trame de notre monde, qu’on le veuille ou non. L’homme est ainsi fait.
Le mythe est fondateur, source d’inspirations tout comme il peut l’être d’angoisses. Il reste attaché à nos pas mais bien plus encore à notre imagination – quand il ne les précède pas. Il fascine tant et si bien que les artistes de tous temps ont cherché à le représenter, à le vivifier de leurs mains, de leur souffle, comme un feu que l’on attise, pour qu’il puisse encore et encore s’imposer à nous dans une implacable modernité, dans l’intensité d’un présent qui n’existe que pour celui qui a su regarder ou écouter.
Au fil des siècles, combien ne se sont-ils pas enflammés à la lecture ou à l’écoute d’un récit mythique mettant en scène l’un de ces héros défiant la volonté des dieux ou – cela revient au même – sa propre destinée ? Héraklès – ou Hercule chez les Romains – est l’un d’eux. Héros si populaire que même Disney et d’autres studios d’Hollywood se sont accaparé son histoire pour en donner une version aseptisée, si ce n’est comique ou grotesque, ou, plutôt, lui faire subir ce processus d’infantilisation qui est le propre du parfait blockbuster d’aujourd’hui. Cependant, nul n’ignore qu’Héraklès a réalisé douze travaux mais combien sont capables de désigner les hauts faits qui constituent ce cycle d’exploits ? Il ne faudrait pourtant pas montrer une prunelle trop irritée ou sévère à l’encontre de ce que certains prendraient pour un manque patent de culture puisqu’il est si facile de se perdre dans la multitude de cycles et d’exploits qui ponctuent l’histoire de ce héros et qui s’insèrent, pour certains d’entre eux, entre les travaux proprement dits. Il faut dire que, même durant une partie de l’antiquité, le nombre des travaux n’était pas nettement défini. Ainsi, dans l’Iliade et l’Odyssée, Homère (VIIIe siècle av. J-C) cite à de nombreuses reprises le nom d’Héraklès mais il ne mentionne directement qu’un seul des célèbres travaux : l’enlèvement de Cerbère (Iliade, Chant VIII, Θ 362-369). De son côté, dans sa Théogonie, Hésiode (VIIIe siècle av. J-C) se réfère à l’hydre de Lerne, au lion de Némée ou à Géryon, comme des créatures terrassées par Héraklès mais sans que ces exploits ne soient, d’une manière ou d’une autre, rattachés à de quelconques travaux. Dans ce même texte, Héraklès délivre également Prométhée de son rocher ; exploit qu’il n’est pas possible, malgré son extraordinaire portée symbolique, de rattacher au fameux cycle dont il est question dans ce court essai. En fait, il faut attendre, semble-t-il, l’Héracléide de Pisandre (vers 645-590 av. J-C) pour que les travaux d’Héraklès se lient au nombre douze. Parvenu à nous sous forme fragmentaire, ce poème était à l’origine composé en douze chants, chacun dédié à un des travaux ; le hasard fait bien les choses, n’est-ce pas ? Cependant, la liste canonique des travaux s’impose définitivement lorsque le temple de Zeus à Olympie est construit entre 472 et 456 av. J-C et dont la frise, composée de douze métopes sculptées, illustrait la grandiose geste de l’athlétique héros, fondateur selon le poète Pindare (518-438 av. J-C) des jeux Olympiques : 1 – Héraklès, vainqueur du le lion de Némée ; 2 – Héraklès combattant l’hydre de Lerne ; 3 – Héraklès donnant les oiseaux du lac Stymphale à la déesse Athéna ; 4 – Héraklès capturant le taureau blanc du roi crétois Minos ; 5 – Héraklès domptant la biche de Cérynie ; 6 – Héraklès terrassant Hippolyte, la reine des Amazones ; 7 – Héraklès présentant enchainé le sanglier d’Érymanthe à Eurysthée ; 8 – Héraklès s’apprêtant à frapper l’une des juments de Diomède ; 9 – Héraklès tuant Géryon avant de voler son troupeau ; 10 – Aidé par Athéna, Héraklès récupère les pommes d’or du jardin des Hespérides tandis qu’Atlas porte les cieux ; 11 – Héraklès tirant Cerbère enchainé des Enfers ; 12 – Héraklès nettoyant les écuries d’Augias.
Si le nombre de travaux est désormais consacré, son ordre ne le sera jamais vraiment : dans le temple de Zeus, la succession ne correspond pas à celle de l’Héracléide de Pisandre, comme cette dernière à celle choisie ultérieurement par le pseudo-Apollodore (Ier-IIe siècle ap. J-C) dans sa Bibliothèque. Mais, nonobstant la frise du temple d’Olympie et toute autre référence, les artistes privilégieront le plus souvent la représentation de chaque épisode d’une manière isolée et cela dès les origines du mythe, comme il est possible de le voir sur de nombreux vases à figures noires et/ou à figures rouges. Ce choix sera également celui des artistes qui succéderont, pour des siècles et des siècles, à ceux de l’antiquité.
Pour venir jusqu’à nous, l’antiquité perdurera par soubresauts, entre éclipses et périodes d’accalmies, sous des cieux chagrins si ce n’est presque moribonds. Elle avancera masquée sous le signe de la croix attendant patiemment une nouvelle heure de gloire, le moment où ce qui gisait encore six pieds sous terre allait pouvoir retrouver la lumière du jour. Pour cela, il fallait attendre que ses vestiges ne soient plus considérés comme de simples matériaux à réutiliser ou ses statues, héritières de monstrueux rites païens, comme le siège de l’esprit du Malin. Des savants et ce que l’on appelait encore à cette époque des artisans se mirent à parcourir les routes et les campagnes pour faire des relevés épigraphiques ou pour scruter la beauté des formes que d’autres abominaient. De cette attention allait naître de nouvelles rêveries de pierre inoculant l’antiquité au cœur même de la chrétienté. Ainsi, dans le Baptistère de Pise, Nicola Pisano (vers 1225-1284) érigea une chaire dont l’inspiration est irriguée par les modèles antiques et où des motifs empruntés au répertoire païen se virent investis d’une signification chrétienne, à l’exemple de cet Hercule nu et juvénile, à la pose légèrement cambrée et drapé négligemment de sa peau de lion, représentant la force morale de la chrétienté.
Qu’il en vienne à personnifier une vertu chrétienne en laquelle, par translation, la force morale s’allie à la force physique et Hercule retrouvait une place de choix parmi ces héros qui combattaient les terribles monstres dont les romans de chevalerie étaient remplis. Il semblait alors presque naturel que le combat contre l’hydre de Lerne soit l’exploit qui permette de créer un lien avec cet imaginaire, d’autant que l’hydre pouvait facilement être associée au dragon et, par là même, au Mal. Pourtant, le néoplatonisme médicéen allait lui donner une nouvelle dimension. En contemplant l’Hercule terrassant l’Hydre, réalisée par Antonio del Pollaiolo (1429-1498) vers 1475, un érudit ne pouvait-il pas y voir la lutte même de l’âme humaine entre la vertu et le vice, entre la recherche du bien et le péril de l’irrationalité, l’expression de la tension entre deux principes antagonistes qu’il sentait présent en lui ? Peut-être qu’en regardant cet œuvre, il n’y voyait pas seulement la représentation d’une force – quelle qu’elle soit – mais se mettait à imaginer, porté par son ambition et son ego, que cette figure était tout simplement celle de celui qui, par ses exploits, avait réussi à accéder à l’immortalité. Nombreux étaient ceux qui voulaient laisser un nom dans l’histoire et, dans ce cas, pourquoi ne pas alors l’associer à celui de ce héros mythique, comme le firent, par exemple, les Este à Ferrare ou les Gonzague à Mantoue en donnant à plusieurs membres de leur famille le prénom d’Ercole ? Comment dans un monde où la réussite individuelle et le talent étaient portés aux nues ce personnage mythique ne pouvait-il pas fasciner ceux qui avaient soif de gloire ? Et quelle ne dut pas être la stupéfaction de l’élite romaine lors de la découverte en 1546 d’une colossale statue à son image dans les thermes de Caracalla – statue subrepticement ôtée à la vue de tous pour entrer dans la prestigieuse collection du cardinal Alessandro Farnèse (1545-1592). Mais quelle aurait été la réaction de ces mêmes découvreurs si, au lieu d’avoir excavé cette représentation d’une force tranquille et sûre d’elle-même, ils avaient mis à jour un Hercule ivre en train d’uriner, comme celui de la maison des cerfs d’Herculanum ? Le cardinal Farnèse aurait-il goûté l’humour des anciens romains ? Dans ce monde chrétien qui était le sien, aurait-il pu imaginer qu’un dieu puisse avoir des défauts comme n’importe quel être humain ou même se comporter comme tel ? Pas si sûr.
Quoiqu’il en soit les représentations sculpturales, picturales ou graphiques d’Hercule et de ses travaux se multiplièrent. Les arts graphiques eurent l’avantage d’offrir la possibilité aux artistes de pouvoir décrire l’ensemble des douze travaux étant donné que les gravures pouvaient être réunies en recueil ou en portefeuille. Cependant, à ma connaissance, nul graveur ne se lança dans une telle aventure. Ainsi lorsque Giovanni Jacopo Caraglio (vers 1500-1565) réalisa sa série de six gravures sur les exploits d’Hercule, à partir de dessins de Rosso Fiorentino (1494-1540), deux appartenaient au cycle proprement dit (le combat contre l’Hydre et la capture de Cerbère) tandis que les quatre autres ne s’y rattachaient pas directement (Hercule vainqueur d’Achélous, la bataille contre les centaures, Nesso enlevant Déjanire et Hercule tuant Cacus). Du côté de la peinture ou de la sculpture, le combat contre l’Hydre de Lerne resta le sujet de prédilection des artistes. Toutefois, il existe toujours des exceptions. Parmi elles, il faut citer le seul tableau mythologique qu’ait jamais peint Albrecht Dürer (1471-1528) : Hercule tuant les oiseaux du lac Stymphale, aujourd’hui au musée de Nuremberg et daté des environs de 1500 ; pour cette œuvre, chose étonnante, le peintre semble avoir prêté ses traits au héros antique. Il faut également mentionner un tableau de Joos de Momper le jeune (1564-1635) dans lequel, après avoir vaincu le géant Géryon, Hercule guide le troupeau volé, tel un simple berger, sur le chemin d’un paysage typiquement flamand.
L’une des séries les plus importantes des douze travaux fut réalisée par Francisco de Zurbarán (1598-1664) en 1634 pour décorer le palais du Buen Retiro de Séville et qui s’inspira des compositions de Frans Floris de Vriendt (1517-1570) sur le même sujet. Elle est composée de dix toiles, conservées aujourd’hui au musée du Prado. Cependant, de nouveau, toutes n’appartiennent pas au cycle des travaux, comme Hercule mourant torturé par la tunique du centaure Nessus, tandis que certaines lui sont liées puisque Hercule sépare les monts Calpe et Abyla et triomphe d’Antée sur le chemin ou en revenant de l’un de ses exploits. Sept sur douze, ce n’est déjà pas si mal. Durant la même période, Pierre Paul Rubens (1577-1640) s’attaqua également à ce cycle de sang et de violence. Que cela soit de ses pinceaux ou ceux de ses aides, de nombreuses toiles sortirent de son atelier sur ce thème, à l’exemple de celles consacrées à Hercule étouffant le lion de Némée ou de sa version d’Hercule au jardin des Hespérides qui n’est pas sans rappeler la scène biblique du jardin d’Eden et du péché originel. Cependant, Pierre Paul Rubens fut également l’un de ceux qui marquèrent une transition dans l’approche traditionnelle de ce héros antique en représentant le sujet Hercule et Omphale. Dans la toile de cet Homère de la peinture – l’expression est de Delacroix –, la reine de Lydie tire l’oreille du héros réduit en esclavage et l’oblige à filer la laine tandis qu’elle se pare des attributs de ce dernier, la peau de lion et la massue. La domination de la reine sur le héros, l’inversion des genres et des rôles provoquent une sensible démythification de la figure d’Hercule. Pour un temps, de François Boucher à Charles Gleyre, le traitement léger, si ce n’est cocasse, de cet épisode éclipsera les extraordinaires aventures que le héros avaient pu accomplir.
Sujet de la peinture d’histoire, Hercule laissa la place à la peinture de genre et de paysage. Au cours du XIXe siècle, l’antiquité devint peu à peu un synonyme de peinture académique, d’un art aux formules sclérosées et peu d’artistes se sentirent le courage et le talent nécessaires pour innover dans ce cadre si étroit d’une tradition que l’on voulait figée. Amoureux transi des muses et de la fantasmagorie mystique de l’antiquité, Gustave Moreau (1826-1898) trouva en Hercule et ses douze travaux une inépuisable matière à peindre. Le mythe se dispensa alors en une multitude d’œuvres et de variations : le jardin des Hespérides, le lion de Némée, les oiseaux du lac de Stymphale, les juments de Diomède, la biche de Cérynie et l’hydre de Lerne. Pour cette dernière, il est fort probable que, dans sa version exposée au Salon de 1876, Moreau se soit référé à des événements politiques contemporains, c’est-à-dire le conflit franco-prussien, et où Hercule endossait le rôle du peuple français pour faire face au péril prussien. Par ailleurs, Moreau envisagea d’illustrer les douze travaux d’Hercule et de leur consacrer également un polyptique mais ces projets ne virent jamais le jour. Cependant, il resta de ceux qui voulurent encore se souvenir du sacré et tenir ce rêve au bout de leur pinceau.
Mais, en cette fin de siècle, le mouvement s’accéléra. Le temps était à la simplification et à la recherche du nouveau. Pour nombre d’artistes, les univers du cirque et du spectacle allaient procurer les motifs d’une nouvelle mythologie, celle du monde moderne. D’autres préféraient plonger en eux-mêmes et retrouver les chemins qui les mèneraient à l’Âge d’or d’un Art sans historicité. Antoine Bourdelle (1861-1929) était de ceux-là. Son Héraklès archer fut le résultat d’un glissement formel à partir d’un modèle vivant. Loin de l’exploit originel, celui des oiseaux du lac de Stymphale, la figure d’Héraklès abandonnait ses attributs habituels. Ici nulle trace de sa peau de lion ou de sa massue, il ne reste que la dynamique et la tension musculaire qu’exige le tir à l’arc. Le corps se réduit à une géométrie élémentaire et s’inscrit alors comme un signe dans l’espace. Le mythe s’efface pour devenir ce hiéroglyphe animé du dedans, incarnation plastique d’un mystère, d’un drame élémentaire dont les douze travaux étaient les dépositaires.
Car ce douze-là n’est fait que de folie et de sang, de drames et de violence. Il ne pouvait finir qu’en apothéose.
CHRISTOPHE LONGBOIS-CANIL