Gérard Garouste, Adam et le rouge.

Depuis de nombreuses années désormais, Gérard Garouste trouve au sein de l’Ancien Testament et de la langue hébraïque une source d’inspiration féconde. Certaines de ces œuvres, je pense à Alma par exemple, se déploient à partir des subtilités de cette langue et proposent une ouverture interprétative d’un texte qui semblait aller de soi tout en présentant une iconographie singulière propre à ce peintre.

Artiste discret, Gérard Garouste est néanmoins un artiste dont la renommée est soutenue par les multiples publications qui lui sont consacrées mais aussi grâce aux documentaires qui, ces dernières années, se sont multipliés. L’un d’eux est Gérard Garouste, retour aux sources, de Joël Calmettes[1] dont le but avoué, comme l’explique l’auteur-réalisateur, est de chercher, « avec Garouste, à remonter à la genèse de son inspiration, à explorer en grande partie hors de l’atelier les sources de sa vie, de son parcours. »[2] Dans ce documentaire, on voit l’artiste se mettre à l’ouvrage sur une toile préparée de couleur rouge. À d’autres moments, cette même couleur sert de préparation pour de futures toiles. Enfin, dans un précédent documentaire, intitulé Gérard Garouste, le passeur[3], un assistant suit les instructions du peintre afin de préparer les toiles que ce dernier va utiliser. De nouveau, la couleur rouge s’impose.

De prime abord, cette couleur semble insignifiante. Elle est un choix de l’artiste. Elle est cette base sur laquelle la matière va pouvoir se déposer et construire l’œuvre. Comme le précise Gérard Garouste, dans le documentaire précédemment cité, alors qu’il applique un jus à l’huile de cette même couleur sur une toile dont l’esquisse a été fixée, « Ce n’est pas un procédé très personnel, c’est complétement classique. Ce que je suis en train de faire c’est l’équivalent d’un écrivain qui appliquerait des règles de grammaire pour écrire un livre dans sa langue. […] Donc moi, je ne fais qu’appliquer non pas des règles de grammaire mais des règles basiques. » En effet, Gérard Garouste utilise des règles et des procédés traditionnels de la peinture pour réaliser ses tableaux. Comme bien d’autres peintres avant lui, Garouste travaille sur une toile apprêtée sur laquelle il ajoute une nouvelle couche colorée lui servant de préparation. Chez un Caravage, cette couche était faite d’une terre foncée ; chez un Edouard Manet, elle était le plus souvent d’un gris pâle. Chez Garouste, cette couche de préparation est rouge…

Face au choix par cet artiste d’une couleur si caractéristique, il m’est venu une idée peut-être singulière, mais qui, je crois, mérite d’être formulée. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut ici rappeler que Garouste a pris et continue de prendre des cours d’hébreu aux côtés de Yakov Aaroch, tout en complétant cette formation en lisant les livres de Marc-Alain Ouaknin et de Philippe Haddad, à la fois rabbins et philosophes, avant d’instaurer un dialogue régulier avec eux. L’apprentissage de cette langue a été pour Garouste une sorte de libération car elle lui a permis de comprendre et d’entrer dans la communauté de ceux que son père avait haïs et spoliés pendant la guerre. Cependant, il n’est pas nécessaire de s’étendre sur cette facette de la vie de Gérard Garouste car celle-ci a déjà été maintes et maintes fois développée dans les ouvrages, les articles qui lui ont été consacrés. Il est plus important d’avoir à l’esprit que l’hébreu, chez Garouste, est devenu une aventure qu’il mène en parallèle à celle de la peinture et que l’une et l’autre interagissent souvent. Dans son autobiographie, L’Intranquille, Garouste écrit : « L’hébreu est une véritable invitation à l’interprétation. Une même racine de trois lettres peut aboutir à différents mots. Le désert, la parole et l’abeille ont ainsi le même point de départ. Et c’est une aventure littéraire extraordinaire que de se pencher avec Yakov à la source de notre civilisation. La Torah est un rouleau de mots sans voyelles ni césure. Pour la dire, il faut la chanter, les voyelles viennent avec la voix, elles fécondent le texte. Et pour la comprendre, il faut deviner d’où part chaque mot et où il s’arrête. [4]»

Vue de l’exposition Contes ineffables, Galerie Daniel Templon, 2014. Photos : Christophe Longbois-Canil

Ainsi, en hébreu, un mot a plusieurs significations et la lecture d’un texte nécessite d’avoir recours constamment à de multiples jeux interprétatifs pour en pénétrer le sens ou, du moins, l’une de ces facettes. La Bible  est alors un livre qui se découvre à chaque nouvelle lecture et dont le sens n’est jamais figé une fois pour toute. L’œuvre de Gérard Garouste est irriguée de cette pensée à la fois rationnelle et poétique. D’ailleurs, elle a été l’un des fils conducteurs de l’exposition intitulée Contes ineffables qui s’est tenue à la galerie Daniel Templon en 2014. L’un des tableaux significatifs de cette tendance est Le Rabbin et le nid d’oiseaux qui appartient à une série déclinant de nombreux commentaires possibles d’un passage de la Torah appelé le « renvoi du nid[5] ». Dans le tableau précédemment cité, le rabbin représenté avec un nid sur la tête n’est autre que Marc-Alain Ouaknin.  Le jeu des deux mains, fermées et pouces levés dirigés vers l’extérieur, se réfère à une gestuelle propre aux talmudistes, le pilpoul, le commentaire du texte par le geste, et ici en particulier à celui qui exprime « il y en a qui disent », c’est-à-dire la prise en considération d’interprétations contraires ou opposées.

Le Rabbin et le Nid d’oiseaux, 2013, huile sur toile, 162 x 130 cm. Photos : Christophe Longbois-Canil

Ce détour par le lien privilégié qui unit Gérard Garouste à la langue et la pensée hébraïques est essentiel si l’on veut chercher à se faire une idée de la valeur que pourrait avoir cette couleur rouge pour lui. Pour tout dire, il semble étonnant que, lorsqu’il s’apprête à poser une composition ou ses premières couleurs sur cette couche de préparation rouge, Garouste n’ait pas à un moment donné traduit le nom de cette couleur en hébreu et, dans un même mouvement, ne s’est pas laissé aller aux interprétations que celle-ci pouvait susciter. En hébreu, rouge se dit adom (אדום). Cependant, ce mot à la même racine que adama (אדמה), c’est-à-dire la terre arable, le sol, l’argile de couleur rouge, mais également d’Adam (אָדָם), c’est-à-dire l’humain. C’est d’une terre rouge que Dieu a tiré Adam et c’est d’une surface rouge que Gérard Garouste tire ses figures   ̶  L’analogie est séduisante.

L’idée peut paraître singulière, séduisante ou même loufoque, comme l’on veut, mais  Gérard Garouste a parfaitement conscience de cette posture de l’artiste rejouant sans cesse l’acte créateur : « N’oublions pas qu’un tableau, ce sont des pigments mélangés avec de l’huile. Cela donne une espèce de bouillie quand c’est mélangé et, une fois que c’est étalé sur une toile, cette matière s’organise et elle s’organise jusqu’à ce qu’elle représente quelque chose. Et tout d’un coup, au moment où cette manière est organisée, on peut penser le tableau. Le tableau se pense. C’est vraiment une substitution de la création. Il y a un côté démiurge qui est en chacun de nous et il faut jouer avec, on est fait comme ça.[6] »

Pourtant, au contraire de nombreux artistes depuis la Renaissance, Gérard Garouste ne met pas en scène picturalement sa propre nature de créateur, à l’exemple du fameux autoportrait d’Albrecht Dürer en Christ, pour ne citer que celui-là. Bien sûr, l’image de Gérard Garouste appartient à ces figures familières qui peuplent ses toiles mais il est alors l’acteur de l’une des scènes qu’il représente ; il n’a pas besoin de se représenter dans l’acte même de peindre ou en tant que peintre car la matière même qui constitue son image l’atteste sans conteste. L’apparition de Garouste au sein de sa peinture est surtout la marque expressive d’une interrogation, celle du sujet de la peinture mais aussi celle de Garouste en tant que sujet. Le mouvement d’introspection est alors double car il interroge invariablement la question de l’identité, qu’elle soit personnelle ou culturelle. Mais, chez Garouste, en-deçà de la représentation d’un sujet, il y a une surface rouge à partir de laquelle tout prend forme. Et en ce monde qui est le sien, l’artiste n’a plus besoin de s’imposer comme créateur car il l’est pleinement et d’une manière authentique. La démarche artistique de Garouste en est le témoin. À la source matérielle de l’acte pictural, Gérard Garouste endosse donc naturellement le rôle de ce démiurge qui, de cette couche de préparation rouge, de cette surface plane et fertile, fait surgir des formes issues de sa mythologie, qu’il façonne à sa propre image, c’est-à-dire à partir de l’argile de son imagination. De plus, c’est au plus près de la tradition que le peintre travaille, que cela soit d’un point de vue technique ou historique. La sacro-sainte catégorie des genres d’autrefois (la peinture d’histoire sacrée ou profane, le portrait, le paysage,…), pour beaucoup aujourd’hui totalement désuète, est le lieu de prédilection du peintre où son questionnement peut se déployer : « Les trois quarts de mes tableaux portent aujourd’hui sur des thèmes issus des récits poétiques et mythologiques de la Bible.[7] » Pour Garouste, le sujet est essentiel et, à travers lui, il peut « découvrir en soi qu’un mythe est un trait d’union entre une intuition personnelle et une mémoire collective.[8] » Peindre devient alors une pratique hautement symbolique, une manière de renouer avec le sacré.

Et dire que tout commence par une surface peinte en rouge.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                        Christophe Longbois-Canil

[1] Joël Calmettes : Gérard Garouste, retour aux sources, Chiloé Productions avec la participation de France Télévisions, 2013.

[2] http://www.france5.fr/et-vous/France-5-et-vous/Les-programmes/LE-MAG-N-15-2013/articles/p-17876-Gerard-Garouste-retour-aux-sources.htm

[3] Joël Calmettes : Gérard Garouste, le passeur, Chiloé Production, 2006

[4] GAROUSTE, Gérard, avec PERRIGNON, Judith, L’Intranquille – Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, Paris, L’Iconoclaste, 2009, p. 75-76

[5] Deutéronome, XXII, verstes 6-7 et, au sein de la littérature midrashique, le Traité Houlin.

[6] Joël Calmettes : Gérard Garouste, le passeur, Chiloé Production, 2006

[7] Collectif, Gérard Garouste – En chemin, Fondation Maeght / Flammarion, 2015, p. 101

[8] Ibid.

2 Commentaires

  1. Claudine

    C’est un véritable bonheur de parcourir ces articles. Ceci, non seulement avec l’impatience d’apercevoir après chaque mot, l’idée, le point de vue ou l’interprétation qui en est faite mais aussi celle de découvrir des artistes peu mis en lumière.
    Merci pour ces découvertes et partages.

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  2. François

    Chaque article de Christophe pousse à la réflexion; exemples:
    – le sens des « Ecritures » (Bible hébraïque citée dans ce texte mais …) n’est pas forcément figé;
    chaque nouvelle lecture, compte tenu de divers facteurs (nouvelles connaissances, nouvelle
    ouverture d’esprit, …) peut non seulement en approfondir le sens mais le modifier.
    – parallèle intéressant entre la création d’Adam par Dieu à partir de terre argileuse et l’acte créateur
    du peintre à partir de pigments tirés de la terre.
    – …
    C’est toujours un plaisir de lecture et une source d’enrichissement.

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