Zoran Music, Fernando Pessoa : Regards croisés

« Grands sont les déserts, ô mon âme, grands sont les déserts et tout est désert. »

Lorsque Fernando Pessoa, sous les traits d’Alvaro De Campos, écrit cette phrase il cherche à signifier que toute vie est absence. Pourtant, cette formule peut aussi bien s’appliquer à l’œuvre de Zoran Music. En effet, ce dernier a eu, bien que cela soit pour des raisons totalement différentes, conscience de cet aspect de la vie. Chez Pessoa, cette impression d’absence se cristallise à partir de l’angoisse d’un être qui se cherche et qui ressent avec acuité son moi comme fiction alors que, chez Music, elle est la trace indélébile laissée par les camps de concentrations où le moi s’est trouvé annihilé et sacrifié sous le joug d’une monstrueuse idéologie. Malgré ces différences notables, leurs chemins respectifs se sont rencontrés au détour d’une même visée: rendre visible, sensible cette absence ontologique, cette conscience de l’inanité de la vie.

Fernando Pessoa appelle lui-même cette manifestation de soi sur fond d’absence hétéronymie, c’est-à-dire l’invention de moi-autres. Au fil de l’écriture, le poète fait apparaître des facettes de ce moi, considéré comme fiction, qu’il condense en un personnage et auquel il donne un nom, une personnalité, une philosophie afin qu’il puisse devenir vraisemblable, être pris pour une personne réelle, vivante. De son côté, Zoran Music fait surgir sur le plan de la toile son propre visage pour lequel, chose curieuse, il donne parfois un titre qui fait basculer l’œuvre du côté de la fiction, comme le montre les œuvres intitulées « L’homme qui jette un regard en arrière« , « Le philosophe« , « L’anachorète« , « Il viandante« , « Le fauteuil gris« , etc. Le peintre endosse de multiples apparences et se re-présente dans l’espace vide d’une toile ; un vide souvent sombre et ocré duquel émerge la présence fantomatique d’un personnage presque effacé, à peine esquissé.

Le rapprochement entre les deux hommes ne s’arrête pas là car, outre leur démarche respective d’un autoportrait « fractionnel » et malgré l’utilisation d’un médium d’expression totalement différent, une impression de solitude se dégage de leurs œuvres. Dans le cas de Pessoa, l’hétéronyme Alvaro De Campos se présente comme un observateur solitaire qui incarne une vision active de réalités contradictoires ; l’un de ses textes, « le bureau de tabac« , l’un des plus connus, montre Alvaro De Campos comme un étranger flottant entre le réel et le rêve, remettant en question la réalité de ce qui l’environne mais sans pouvoir s’en arracher et se trouvant dans l’obligation de revenir à sa réalité, celle d’une conscience consciente de sa solitude. Dans le cas de Music, la série de « L’atelier » propose un univers similaire au sens où le peintre se met en scène dans un espace représentant un atelier, duquel se dégage une atmosphère onirique, de par le traitement du fond lui donnant un aspect brumeux. Dans cette série, certains éléments sont récurrents comme le chevalet, le canapé et Music lui-même ; l’agencement de ces éléments, renforcé par le traitement brumeux du fond, est tel qu’un sentiment de solitude se dégage de ces toiles.

Si le vide entre les différents objets s’inscrivant dans l’espace pictural de Music est l’élément fondamental de sa construction alors, chez Pessoa, celui-ci se retranscrit par la distanciation vis-à-vis des choses, vis-à-vis de soi. La représentation de l’absence, commune aux deux hommes, se fait sous l’aspect d’un écart à perte de vue, à perte de sens, d’une retraite en soi où la solitude face au vide existentiel, cette indélébile déchirure ontologique, devient le terrain fertile de la création.

                                                                                       Christophe Longbois-Canil

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